Après le congrès d'Avignon
L'Abbé Berto explique ici sa position personnelle sur le Latin vivant après le congrès d'Avignon de 1956. Si le saint homme prèche pour sa paroisse ("extra Ecclesiam nulla salus"; s'il avait su, le pauvre!), nombre de ses observations, frappées au coin du bon sens, sont à méditer.
Nous ne sommes pas allé en Avignon, nous n'avons pas assisté au " Congrès du Latin vivant "; mais la terre tourne tout de même. On s'est fort bien passé de notre présence, et notre absence nous laisse peu de regrets, hormis celui de n'avoir pas tenu l'engagement que nous avions pris à l'égard de nos lecteurs.
Non que nous fassions peu de cas de la valeur des latinistes qui ont pris part au Congrès, ni de leur propos qui est excellent, ni de plusieurs des vœux qu'ils ont formés et que nous faisons nôtres. Mais, à juger par les renseignements, à la vérité incomplets, que nous avons reçus à ce jour, il nous semble que le " Congrès du Latin vivant " a manqué son but. Il l'a manqué pour deux raisons dont l'exposé fera la matière du présent article. D'une part, le Congrès ne s'est pas affranchi de la chimère du latin correct, lequel n'a jamais été et ne sera jamais le latin vivant; d'autre part, le Congrès ne semble pas s'être avisé de cette vérité pourtant archi-certaine, à savoir que l'Eglise catholique romaine, qu'on la croie ou non divinement établie, est la seule institution qui, ayant toujours écrit et parlé dans sa liturgie, dans son enseignement, dans son gouvernement, le seul latin dont on puisse dire qu'il est vivant, soit capable de gagner à l'usage de cette langue des domaines qui ne sont pas proprement les siens à elle Eglise, mais où elle ne demande qu'à exercer son inépuisable influence de civilisation et d'humanité. C'est le " surcroît " évangélique qui lui est promis. Avec l'Eglise tout est possible pour la latinité ; mais pour la latinité comme pour tout, "extra Ecclesiam nulla salus".
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Si nos occupations nous eussent permis le loisir d'assister au Congrès, et qu'on. nous eût fait l'honneur de nous y donner la parole, nous eussions ainsi commencé :
" Clarissimi auditores et auditrices reverendissimae... " et nous ne serions pas allé plus loin, arrêté sur-le-champ par les " Heus tu ! " et les " Proh pudor ! " qui eussent jailli de tous les points de la salle.
Car auditrix n'est pas dans Cicéron et reverendissimus encore moins.
Or le Congrès semble avoir été captivé par ce que nous avons appelé une chimère, l'espérance absolument vaine de vouloir rendre vivant au xxe siècle le latin de Cicéron, lequel n'était pas le latin vivant au temps même de Cicéron.
" Etsi vereor, iudices, ne turpe sit pro fortissimo viro dicere incipientem. timere... " Mettons en fait que du bon peuple qui écoutait le Pro Milone, les quatre cinquièmes au moins ont perdu le fil à timere, n'étant pas plus capables de suivre à l'audition cette phrase savamment construite que nos meilleurs élèves d'aujourd'hui ne le sont de la boire comme de l'eau, après cinq ou six ans de latin, et pas plus que l'homme de la rue n'est capable d'attraper au vol telle période de Chateaubriand qu'on lui déclamerait ex abrupto.
- Mais le discours qui nous a été conservé a été récrit par Cicéron ! - A merveille, c'est apporter de l'eau à notre moulin. Le discours récrit est un fignolage d'artiste, fait pour être admiré d'autres artistes. Latin vivant si l'on veut, mais qui ne l'était que grâce au support du latin courant, lequel n'était pas à beaucoup près ni si raffiné, ni même si correct. Aucune langue littéraire n'est vivante par elle-même, elle ne l'est que par la langue triviale dont elle est la fleur.
" On est tous là " est une expression deux fois détestable, qui ne doit pas s'écrire, qui ne devrait pas se dire, qui se dit pourtant, et qui empêche seule de périr le correct : " Nous sommes tous présents ". L'incorrect soutient dans l'être le correct, comme la " masse " soutient l'élite. La foule qui parle mal et qui ne peut pas ne pas parler mal comprend l'élite qui parle bien (et encore pourvu que l'élite ne raffine pas trop). Une langue correcte ne sera jamais que le privilège d'une élite insuffisante à la faire vivre, et par conséquent si l'on veut qu'une langue soit vivante, il faut faire bon marché de la correction, à plus forte raison d'une correction étroitement mesurée sur la grammaire et le style d'un quarteron d'auteurs, fussent-ils des Cicéron et des Virgile.
Les professeurs qui nous lisent lèvent sans doute les bras au ciel. Eh ! que font-ils donc d'autre tous les jours pour enseigner la langue maternelle que ce que nous disons qu'il faut faire hardiment pour le latin ? C'est en s'appuyant sur la langue incorrecte que parlent leurs élèves qu'ils leur apprennent la grammaire. Ils enseignent la correction du français à des élèves qui savent le français et qui l'ont appris d'abord un peu partout ailleurs qu'à l'école. Heureux professeurs de français, qui tablent sur une langue incorrecte non pas, bien sûr, en tant qu'elle est incorrecte, mais quoi qu'elle le soit. Qu'ils plaignent donc leurs collègues de latin, qu'une erreur fondamentale de méthode oblige à enseigner la correction de la langue plus que la langue, ce qui a pour inévitable résultat que leurs élèves ne savent jamais le latin.
Nous disons jamais. Car c'est une dérision de dire qu'un élève sait le latin parce qu'il est capable, à seize ou dix-sept ans, après cinq ans d'apprentissage quotidien, en trois heures et avec un dictionnaire, de traduire vingt lignes de Tite-Live ou quatre strophes des Epodes.
Nous avons fait ce qu'on est convenu d'appeler de fortes études, des études ferventes, à la Péguy, dans un petit lycée où rien n'avait bougé depuis le Consulat, où tout était sérieux, austère même et quasi-militaire ; - c'était un roulement de tambour qui donnait le signal de tous les " mouvements ", jusqu'au jour où quelque administrateur pacifiste et " moderne ", l'imbécile ! (mais grâce à Dieu nous n'étions plus là) perpétra le forfait sauvage de remplacer cet énergique entraîneur à la charge sous les balles par les gâteux borborygmes d'un timbre électrique ; or au tambour et mieux encore à la cloche, on élève une jeunesse ; au timbre on l'avachit - dans un petit lycée, disons-nous, où nos professeurs, à une exception près en treize ans, étaient des hommes d'une probité, d'une conscience, d'une application, d'un zèle à nous instruire, d’un soin à orner notre esprit, d'une délicatesse à former notre goût, auxquels nous croyons bien devoir le premier éveil en nous du beau sentiment de l'admiration, le plus noble dont soit capable un cœur païen, puisqu'hélas, par la malice consubstantielle à l'institution, ces maîtres excellents nous faisaient un cœur de plus en plus satisfait de la sagesse intelligible, de plus en plus dédaigneux de l'inintelligible Croix.
Brisons là-dessus, nous sortirions de notre propos. Il ne s'agit que de latin, et ce que nous voulons dire c'est que nos professeurs ne nous ont pas appris le latin. A leurs propres yeux, le latin était une langue morte, que leur office était de nous faire étudier comme telle, c'est-à-dire comme un objet d'art, fait pour être considéré, tourné, retourné, caressé, nullement pour être employé, et à la fois comme un exercice merveilleusement précieux et fécond d'alacrité intellectuelle. La valeur de beauté du latin et sa valeur d'aiguisement de l'esprit, c'était pour eux toute la raison d'être de leur enseignement, et leur respect même pour leur discipline les eût fait bondir, si nous leur eussions demandé pourquoi ils ne nous disaient pas " Claude ianuam " ou " Intelligitisne ? " comme notre professeur d'anglais nous disait " Shut the door " ou " Do you understand ? " ! Nous croyons entendre le rire d'indignation du plus captivant et du plus aimé de nos maîtres d'alors, M. Evain - nous ne l'appelions jamais autrement que pater Evanus, par analogie avec pater Aeneas - : " Mais, mon petit monsieur, vous perdez la tête ; ma parole il faut que vous soyez un sot en trois lettres. Qui m'a fourré, qui m'a glissé, qui m'a insinué dans ma classe ce paltoquet ? En vérité vous voulez que le latin serve ? Ce sont les torchons qui servent ! A quoi sert, je vous prie, le Sphinx des Pyramides, et à quoi sert l'éloge de l'attique dans Oedipe à Colonne ? S'il ne vous suffit pas qu'il soient beaux, s'il ne vous suffit pas qu'ils soient sublimes, je me demande, et je vous demande, si vous ne feriez pas mieux d'aller voir ce qui se passe de l'autre côté de la porte. Descendez en ville, arrêtez-vous aux devantures, puisque vous voulez des choses qui servent, des moulins à café ou des papiers peints, ou des martinets que je recommande, oui, que je me permets de recommander particulièrement à votre très soigneuse attention. Et puissiez-vous comprendre - mais en êtes-vous capable ? mais en êtes-vous digne ? - que si le latin servait à quelque chose, il ne serait bon à rien. Non, mon petit monsieur, le latin ne sert pas, ne peut pas servir, ne doit pas servir et c'est ce qui le met plus haut que ce qui sert. "
Nous étirons la mercuriale, car une fois cité l'éloge de l'Attique, cet helléniste consommé eut instantanément oublié sa colère, pour faire étinceler une fois de plus (mais il ne se répétait jamais) les splendeurs des strophes incomparables :
" ‘Suippou , xene , tasde cwraV
'Idou takratista gaV epaula ... "
Et tel était le sortilège de cet enseignement magique qu'après plus de quarante ans nous ne pouvons nous les réciter intérieurement, ces vers presque sacrés, sans entendre en même temps, comme un accompagnement en sourdine qui fait ressortir la mélodie, les commentaires de Pater Evanus.
Le beau de la chose, c'est que la question que nous aurions pu poser nous ne songions pas à la poser. Nous trouvions naturel et nécessaire que, le latin et l'anglais ou l'allemand nous fussent enseignés selon des méthodes si diverses ; nous aurions trouvé indécent et impie qu'on nous ordonnât en latin de nous asseoir ou de prendre nos livres. La dignité du latin interdisait de le parler; nous étions gagnés à la religion du latin langue morte.
Quels étaient pourtant les résultats de ces méthodes opposées ? Nous ne parlons pas des résultats au baccalauréat ; élèves bons ou moyens, nous nous tirions, bien ou passablement, des épreuves respectives de latin ou de grec et de " langues vivantes " ; mais avec quelle différence dans la possession non seulement du vocabulaire ou de la grammaire, mais de la littérature ! Nous avions parlé anglais dès la sixième, un anglais affreux d'abord, brouillant le th doux et le th dur, roulant les r, confondant can et may ; tant pis, on avançait tout de même, on fonçait dans le brouillard au pied de la lettre, en dépit de la correction, mais non en dépit du bon sens, car c'était le bon sens même, et en première nous étions capables (nous négligeons les cancres, naturellement, espèce aussi négligeable qu'indestructible) beaucoup mieux que de faire le marché en anglais, de goûter la beauté propre de la poésie anglaise, la rudesse de Burns, l'ampleur de Byron, et même (juste ciel, qu'écrivons-nous ?) la pompe victorienne de Tennyson. Shakespeare, oui Shakespeare, était presque, nous disons presque, accessible à nos seize ans. Ainsi le résultat qu'on s'était proposé n'était pas atteint : l'anglais était censé nous être enseigné comme langue vivante, pour l'usage, et nous étions loin de compte; pour l'usage d'une langue il faut plus de pratique qu'un élève n'en peut avoir au lycée ou au collège, mais un résultat qu'on ne s'était pas proposé était obtenu : nous savions assez de la langue pour sentir le charme original de la littérature, notamment poétique.
On, c'est le système : car, pour nos professeurs d'anglais, - nous n'en avons eu que de fort distingués - nous sommes persuadé qu'ils savaient dès le premier jour où ils allaient, qu'ils ne nourrissaient aucune illusion sur la façon dont nous nous débrouillerions en " conversational English "si nous tombions du ciel un beau matin quelque part entre Douvres et les Lowlands, et que leur propos très lucide était de nous conduire là même où nous venons de dire que nous arrivions, à une connaissance déjà savoureuse de l'anglais littéraire.
Or en latin, c'était juste le contraire; le système défaillait en cela même où il était censé devoir sortir son effet. A la vérité, de ce que nous avons appelé la " valeur d'aiguisement " de la discipline du latin langue morte (nous en dirions autant du grec, mais le grec présentement est hors de question) de cette valeur, oui, nous avions profité. Mais la " valeur de beauté " nous échappait, et si quelques-uns d'entre nous en ont joui, ç'à été ceux-là seulement qui ont fait carrière des lettres classiques. Un enseignement où tout est donné dès le principe à la grammaire, à la correction dans le thème, à l'exactitude et à l'élégance de la version, laisse ignorer presque tout de la langue. Pas plus maintenant qu'autrefois, le meilleur élève de première ne se hasarderait à entrer sans dictionnaire, au baccalauréat dans la salle où il doit opérer sa version latine ; et, nous le disions plus haut, vingt lignes de Cicéron, quinze vers de Virgile, lui demandent encore trois heures. Pourquoi ? Parce qu'il n'est pas rompu au génie de la langue. Et pourquoi n'est-il pas rompu au génie de la langue ? Parce que non seulement il ne l'a jamais parlée, fût-ce à la diable, mais qu'il n'a pas lu de latin la centième partie de ce qu'il a lu d'anglais ou d'allemand.
Avant le déluge, c'est-à-dire quand nous étions enfant, les livres étant moins chers qu'aujourd'hui, on nous mettait en mains non pas un seul volume contenant de piteux tronçons de vingt ou trente auteurs, mais les oeuvres majeures in extenso - sauf expurgations " classiques " - de chacun des grands écrivains latins. Nous n'avions pas tout à fait onze ans en entrant en quatrième, quand nous fûmes gratifié, dans un émerveillement de bonheur, d'un Virgile, oui d'un Virgile complet, presque en chair et en os, avec les Bucoliques et les quatre livres des Géorgiques et les douze chants de l'Enéide. Nous étions bien avancé ! Ce Virgile autant dire intégral puisqu'il n'y manquait que les pièces douteuses comme le Culex ou le Moretum, nous accompagna fidèlement de la Quatrième à la Première... et nous n'en avions pas traduit six cents vers, nous faisons bonne mesure, et pour comble, nous n'en étions pas plus capable de lire moins laborieusement les quinze mille autres. Semblablement de Cicéron, semblablement d'Ovide, semblablement de Pline, semblablement de Tite-live, semblablement de Sénèque, semblablement de Tacite (qu'on ne nous remettait toutefois qu'en seconde) ; autant de " volumes séparés ", autant de terres promises à la rentrée d'octobre, dont nous n'avions en juillet suivant exploré que quelques cantons, peinant trop sur la sainte grammaire, la super-sainte correction et l'archi-sainte élégance, pour avoir le temps ou garder le goût d'admirer. Le seul pater Evanus, à force de piété latine, d'enthousiasme, de finesse, réussissait parfois, rarement, à nous faire éprouver un fugitif frisson devant le plurimusubique luctus, ou devant quelque Quousque de Cicéron ; mais c'était trop réflexe, et d'ailleurs cela ne durait pas ; pater Evanus, comme nos autres maîtres, était tôt repris par le souci de nous apprendre à ciseler, au lieu de nous faire équarrir et courir; l'heure passait à alambiquer industrieusement un paragraphe des Tusculanes ou quatre répliques des Eglogues. Nous avons mis trois mois à éplucher le Pasteur Aristée !
Dans le même lustre, de la Quatrième à la Première, nous avions galopé des myriamètres et des myriamètres d’anglais, culbutant, nous remettant en selle, galopant encore, dégringolant encore, et regalopant. En Première, Enoch Arden n'était plus qu'un jeu, et nous goûtions, oui vraiment nous goûtions, la beauté littéraire du discours d'Antoine, avec la formidable ironie du " for Brutus is an honourable man ", exactement de la même manière que nous goûtions tout le génie de Racine dans la sinistre ouverture du quatrième acte de Britannicus :
" Seigneur, j'ai tout prévu pour une mort si juste... "
De la même manière, et pour les mêmes raisons. Nous avions appris l'anglais un peu comme nous avions appris le français (et, en ce qui nous concerne, le breton), par l'usage tel quel de la langue; le latin et le grec, par la grammaire, le thème, la version, en vertu du préjugé à priori invraisemblable, et un million de fois démenti par les faits, qu'une langue " morte " - le fût-elle vraiment, alors que ni le latin ni le grec ne le sont - n'a besoin d'être connue que comme pure ordonnance formelle des éléments de la phrase pour que ses beautés propres soient accessibles. La religion du latin langue morte fait évanouir l'idole qu'elle veut faire adorer.
Les réflexions précédentes, auxquelles nous avons donné le tour de souvenirs de jeunesse (aussi bien sommes-nous arrivé à l'âge des Mémoires) auraient pu être exprimées en manière de considérations générales, sans rien perdre de leur vérité. Nous n'avons lu jusqu'ici que deux des communications présentées au " Congrès du latin vivant " ; elles démontrent à l'évidence que les procédés par l'emploi desquels notre génération n'a pas appris le latin ne l'ont pas appris davantage aux générations postérieures. L'éminent professeur de la Faculté des Lettres de Rennes, M. Marache, constate que, 80% des candidats au baccalauréat confondent encore vires et viros. Il demande que ça change ; certainement ! Si nous le comprenons bien, il espère que "ça changera " par un retour au thème, trop négligé, selon lui, au profit de la version. S'il ne s'agit que d'obtenir de 80 %, des candidats qu'ils ne confondent plus viros et vires, le remède peut suffire. S'il s'agit de passer de la stérile religion du latin langue morte au culte fécond du latin vivant, il faut autre chose !
Nos lecteurs doivent penser que nous réclamons l'emploi pour l'enseignement du latin de la " méthode directe ". Non, nous y mettons plus de nuances. Nous dirons la prochaine fois, parce que nous nous apercevons que le temps passe, comment nous concevons pour notre part, et comment nous essayons de pratiquer l'enseignement du latin vivant. Le temps passe, et surtout nous n'avons plus depuis hier le cœur à l'ouvrage. Nous posons la plume, incapable de nous appliquer à autre chose qu'à la prière pour la Hongrie, pour la Hongrie latine et romaine, pour la Hongrie assassinée.
Novembre 1956.
(Extrait de la Pensée Catholique n°45-46)